Ainsi, tu n’as pas pris de vacances. Tu es restée, fidèle au poste, dernier petit fanal allumé dans la grande nuit des Congés. Si une crise était survenue, tu aurais été là pour faire front. Pendant que tu veillais au grain, ton patron était en vacances. Tes clients étaient en vacances. Tes collègues étaient en vacances. Ton équipe. La dame de la comptabilité. Le CoDir. Tout le monde.
Mais chacun savait qu’il pouvait compter sur toi et siroter son rosé sans stress au bord de la piscine. En cas de souci, tu saurais quoi faire. Ton nom est venu dans les conversations, on a loué ton affectio societatis avec peut-être parfois un peu d’ironie ou de compassion.
Mais il ne se passe jamais rien pendant les vacances, rien qui ne puisse attendre la rentrée. Et en cas d’événement majeur, les Dirigeants formés à la gestion de crise reviennent en moins de 12 heures et, entourés de coachs à la mine grave, prennent tout en mains.
Tu me dis que c’est ton choix. Que je n’ai pas à le juger. Que je suis en train de te suggérer qu’il aurait été préférable de prendre soin de toi et que, ce faisant, je véhicule une idéologie new age du développement personnel. C’est possible. Mais à quoi dis-tu oui lorsque tu dis non, à quoi dis-tu non lorsque tu dis oui ? On ne peut avoir qu’une seule loyauté et toute loyauté se mesure en unités de sacrifices. Du moment que tu choisis librement ta loyauté et que tu lui demeures fidèle, rien de vraiment grave ne peut t’arriver dans ta carrière professionnelle. L’apologie des traîtres et des grands vizirs est un mensonge qui condamne d’avance les chics types, et suggère que les Lannister ramasseront toujours la mise.
Mais dans la vraie vie comme sur le Trône de Fer, les Lannisters sont de pitoyables managers. Inspirer la loyauté, c’est avant tout être équitable, exemplaire et courageux. Ne pas prendre de vacances ne sert à rien. Personne ne le remarque, personne ne t’en est reconnaissant. Tu n’as juste rien à raconter au Restaurant d’Entreprise lorsque chacun « vend » ses vacances.
A partir du niveau CoDir, tout est basé sur la loyauté. Les sujets techniques deviennent secondaires, ce qui est toujours très destabilisant pour les jeunes managers qui intègrent leur premier CoDir. La loyauté te permet de demander un service à une amie à qui tu n’as pas parlé depuis 20 ans et qu’elle te rappelle dans la demi-journée. C’est ta loyauté que l’on teste lors de ce long parcours du combattant qu’est une carrière dans un grand groupe. C’est la loyauté que l’on fabrique au fur et à mesure que le système se met à nu et dévoile ses finalités. On fait peu à peu partie de la Fraternité, les rites initiatiques se déroulent dans des hôtels 5 étoiles aux moquettes marron et beiges ou dans des abbayes Cisterciennes. Aux plus hauts niveaux de l’entreprise, il y a des familles tenues par d’anciennes loyautés, des rancunes rancies, des vendettas dont tout le monde a oublié comment elles ont commencé, et tout un show organisé à l’intention de l’Actionnaire.
Es tu prête à jouer à ces jeux-là ou préfères tu rester l’employée du mois et profiter des longues soirées d’août pour aller voir « American Nigtmare 2» ?
Et ne crois pas que je débine l’Employée du Mois. Elle aussi s’est choisie une loyauté, à une idée, à des valeurs… Mais est-on jamais loyal à autre chose qu’à une histoire ? Finalement, tout en revient à la même question : « On ne peut être loyal qu’à une seule chose. Et toi, à quoi es tu loyal ? » Cette question où le coach t’abandonne en terre inconnue car personne d’autre que toi ne peut avoir de réponse.
(Management, septembre)