
Il est des livres que l’on croit avoir lus sans les avoir jamais ouverts, tant leurs concepts infusent discrètement la critique du monde contemporain. Le capitalisme de la séduction de Michel Clouscard est de ceux-là. Oublié du grand public, mais redécouvert par quelques esprits frondeurs, il éclaire avec une précision saisissante la mutation du capitalisme après-guerre. Un podcast de France Culture consacré au sujet m’a récemment permis de raccrocher les wagons et de comprendre combien les dérives actuelles du mercantilisme en sont la continuation directe.
L’idée centrale de Clouscard est simple, lumineuse et terrifiante : après 1945, le capitalisme s’est trouvé à un carrefour. Acculé par la montée des idées communistes – qui, n’en déplaise aux contempteurs de salon, séduisaient alors une large frange des classes laborieuses –, il a dû opérer un virage stratégique pour assurer sa survie. Ce virage a été orchestré depuis les États-Unis, utilisant le plan Marshall comme levier.
L’astuce ? Remplacer l’ancien modèle austère du capitalisme productiviste par un capitalisme hédoniste, séduisant, où la consommation devient un mode de vie. À la discipline ouvrière et à l’épargne des classes laborieuses, on oppose la libération par la dépense, la jouissance immédiate, la consommation ostentatoire. Une gigantesque entreprise de séduction qui transforme l’ouvrier en consommateur, et le prolétaire en client.
Clouscard trace alors une distinction fondamentale entre deux styles de vie :
- Le style sérieux : celui des producteurs, de ceux qui créent la richesse réelle, qui travaillent, transforment, construisent.
- Le style frivole : celui des consommateurs, des héritiers, des jouisseurs, qui vivent à crédit sur le dos des premiers et fantasment un hédonisme artificiel.
Et toute la machine du capitalisme avancé repose sur un principe simple : faire rêver tout le monde du style frivole en entretenant l’illusion qu’il est à portée de main.
Les années 50-60 ont vu se mettre en place ce dispositif avec une efficacité redoutable :
- La publicité devient un instrument de fascination.
- La mode, la musique, le cinéma propagent un imaginaire de liberté par la consommation.
- Les crédits à la consommation rendent l’accès à ce rêve apparemment possible, tout en enfermant les classes populaires dans un cycle d’endettement perpétuel.
Et le tour est joué : le capitalisme ne se contente plus de produire des marchandises, il produit du désir.
Les répercussions sont toujours visibles aujourd’hui, portées à leur paroxysme par les réseaux sociaux et l’économie de l’influence. Clouscard avait déjà tout vu : le marché ne se contente pas de répondre à des besoins, il fabrique des envies qui transforment les consommateurs en hamsters courant dans une roue de promesses illusoires.
À l’heure où l’on s’émeut du consumérisme débridé, du spectacle permanent et de la vacuité des élites de la « start-up nation », il est bon de relire Clouscard. Non pas par nostalgie d’un modèle révolu, mais pour comprendre que cette mécanique n’a rien de spontané. Elle fut une opération de sauvetage du capitalisme, une réponse cynique et calculée à la menace d’un autre monde possible.
Et elle fonctionne encore.
Oui, Clouscard mérite d’être relu. Son livre permet d’éviter d’en lire beaucoup d’autres ! Merci Pops White !
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Relu, j’entends là ta grande érudition Thierry, pour moi petit scarabée, c’était une vraie découverte !
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Je me suis mal exprimé. Je ne l’ai pas lu. C’est un de mes fils – un autodidacte intégral, le bougre ! – qui m’a improvisé il y a un mois ou deux un cours sur la pensée de Clouscard, et voilà comment je peux jouer les savants !
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C’est bien, tu es honnête 😉
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