
Un petit fruit jaune accroché à un mur blanc, retenu par un vulgaire bout de ruban adhésif gris, voilà le symbole ultime de notre époque.
Vendue pour la modique somme de 6,2 millions de dollars – cinq fois son estimation initiale – chez Sotheby’s, cette banane n’est pas qu’une œuvre d’art, c’est une leçon magistrale sur l’absurdité humaine. À une époque où des millions de personnes dorment sous les étoiles – non par choix romantique, mais par faute de toit – l’existence même de cette transaction donne le vertige.
L’artiste italien Maurizio Cattelan, roi de la provocation, ne s’est pas contenté de scotcher un fruit : il a cloué le marché de l’art contemporain à son mur de contradictions. « Comedian », comme il l’a baptisée, incarne à merveille le comique absurde, mais aussi le tragique d’une société où l’on peut littéralement mettre des millions sur une denrée périssable, pendant que d’autres comptent leurs pièces pour acheter une banane à partager.
Bien sûr, on nous explique doctement que la valeur de l’œuvre réside dans l’idée, et non dans le fruit. Que cette banane n’est pas qu’un fruit, mais une réflexion profonde sur la valeur, la décomposition, le cycle de la vie. La belle affaire. Pendant ce temps, les invisibles de nos rues, eux aussi pris dans un cycle – celui de l’indifférence et de l’exclusion – n’ont ni ruban pour tenir debout, ni mur contre lequel s’appuyer.
Le plus ironique ? Le nouvel acquéreur, Justin Sun, magnat des cryptomonnaies, a promis de « manger l’œuvre ». Un geste que l’on pourrait applaudir comme un retour à l’essentiel si cette promesse n’était qu’une nouvelle couche de spectacle médiatique. Pendant ce temps, d’autres continuent de se battre pour trouver de quoi se nourrir – pas de quoi rire.
Et si, au lieu de scotcher des bananes, on scotchait un billet de 6,2 millions directement entre les mains des associations ? Imaginez les dégâts – ou plutôt les miracles – qu’un tel acte pourrait produire. Mais non, il est bien plus chic de discuter métaphysique sur un fruit périssable que d’affronter les réalités les plus basiques de notre humanité.
Alors, merci Maurizio, merci Justin, merci Sotheby’s. Vous nous offrez une œuvre qui, sans doute, restera dans les livres d’histoire. Pas comme le triomphe de l’art conceptuel, mais comme un monument érigé à la gloire de notre déconnexion. Pendant que le marché de l’art continue de s’amuser sur une peau de banane, d’autres glissent sur celles qui traînent dans les poubelles des grandes villes.