
Je n’ai pas vu Adolescence, je l’ai avalée. Quatre épisodes d’une traite, les yeux grands ouverts et le cœur de plus en plus serré. Pas une série. Une claque. Un miroir. Une alarme. Un texte, oserais-je dire, écrit à l’encre noire de notre époque. C’est britannique, donc c’est tenu. C’est sobre, donc c’est bouleversant. Et surtout, c’est incroyablement juste.
À commencer par cet épisode trois, celui où une psychologue tient l’écran comme on tient la main d’un enfant au bord du gouffre, en s’appuyant sur des questions puissantes et sur sa propre fragilité. Magnifique. Généreux. Insoutenable de violence contenue. Tout est là.
Jamie, 13 ans, est soupçonné du meurtre d’une camarade. L’intrigue est fictionnelle, mais inspirée de faits réels, comme il se doit dans les tragédies modernes. Et la série a fait ce que la politique peine à faire : ouvrir le débat. Au Parlement, dans les écoles, jusque dans les dîners de famille où l’on débat moins souvent de la misogynie toxique que de la cuisson du rôti. Une élue travailliste British a réclamé sa diffusion en salle de classe. Le Premier ministre lui-même a approuvé. Keir Starmer l’a regardée avec ses enfants, pour « comprendre ». On en est là.
Car Adolescence a cette force : elle ne juge pas, elle interroge. Elle n’accuse pas, elle met en lumière. Elle filme à hauteur d’ado, c’est-à-dire à la hauteur exacte de ce moment où les garçons se prennent pour des hommes, les filles pour des cibles, et les algorithmes pour des prophètes. On croit encore que c’est l’école qui éduque ? Que les parents façonnent l’esprit de leur progéniture à coups de maximes et de tendres mises en garde ? On oublie TikTok. On oublie YouTube. On oublie que vingt minutes suffisent pour qu’un garçon de 13 ans se fasse recommander du contenu misogyne par l’algorithme. Vingt minutes.
Alors on regarde Jamie, et on se demande : aurais-je fait mieux que son père ? Me serais-je levé à temps ? Aurais-je su ? Su quoi, au juste ? Que l’identité de nos enfants, comme celle des adultes d’ailleurs, se bricole désormais à mille mains ? Que le cerveau adolescent est un chantier ouvert, traversé par les bulldozers des récits dominants, ceux où être un homme, c’est dominer, frapper, posséder ? Que nous avons laissé les histoires toxiques prendre le pas sur les histoires délicates ?
Ce n’est pas une série, c’est une radiographie. De nous. De notre silence. De notre aveuglement. De notre difficulté à transmettre autre chose qu’une injonction à réussir, plaire ou performer. Et pendant ce temps, les récits alternatifs — ceux qui parlent d’amour, de respect, de vulnérabilité, de consentement — peinent à se frayer un chemin dans les veines numériques de nos enfants.
Alors oui, on peut interdire les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Bonne chance. Ou bien on peut faire mieux : regarder cette série, en parler, trembler, pleurer, réfléchir. Et surtout, raconter d’autres histoires. Plus humaines. Plus libres. Plus habitées. Moins viriles.
Parce que, faut-il le rappeler ? Un dragon, ça se rétrécit.